La réponse de Mgr André Dupleix
Vivre le Carême avec Jésus, c’est entendre son appel à la conversion et vivre avec lui la montée vers la Pâque, dans une attitude de courage et de confiance. Le Carême, comme l’Évangile nous le rappelle, n’est pas un temps de tristesse mais de renaissance et d’accueil de la Parole renouvelante de Dieu. Une Parole constante de vie et de victoire sur la mort.
Prier avec confiance
Si la prière structure l’ensemble de la vie spirituelle, elle se fait insistante pendant le temps privilégié du Carême. Comme à tous les moments clés de la vie de Jésus, nous voyons l’importance de son lien personnel au Père (Marc 2,35; Jean 11,41; Luc 22,39-46), de même, à sa demande et sur sa Parole, nous ne devons cesser de nous adresser au Père : « Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera accordé. » (Marc 11,24). L’évangile de saint Matthieu, lu le mercredi des cendres, nous rappelle que l’aumône, la prière et le jeûne sont indissociables (Matthieu 6,1-8.16-17) et font du Carême un temps unifié d’imitation du Christ et de pratique des conseils évangéliques. Mais cela n’est possible que si le coeur est ouvert à la Parole créatrice de Dieu.
S’engager dans une véritable conversion
L’appel à la conversion est présent dès les premières exhortations de Jésus : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Marc 1,15), mais il retentit plus fortement encore pendant le temps du Carême. La conversion ne peut se réduire à un simple ravalement de façade… Jésus connaît bien les façades, y compris celles des tombeaux , et n’hésite pas à dénoncer ceux qui disent mais ne font pas : « Malheureux êtes-vous, vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au dehors, ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts… » (Matthieu 23,27). Il n’y a pas de foi chrétienne sans volonté affirmée de conversion. Pas de crédibilité chrétienne sans volonté affirmée de conformer les actes aux paroles. L’imitation du Christ est, sur ce point, incontournable : « C’est un exemple que je vous ai donné. Ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. » (Jean 13,15).
Prendre résolument la route
Ces mots font référence au passage de l’évangile de saint Luc où Jésus, sachant qu’il a délibérément choisi d’aller jusqu’au terme de sa mission, accepte avec courage et détermination l’épreuve qu’elle suppose. Il « prit résolument la route vers Jérusalem » (Luc 9,51). La traduction exacte serait : « Il durcit son visage », rappelant les paroles d’Isaïe, « J’ai rendu mon visage dur comme la pierre » (Isaïe 50,7). Aucune violence dans cette attitude mais le courage et le choix de faire, jusqu’au bout et par amour, la volonté du Père. Un courage et un choix qui culmineront à Gethsémani : « Que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise. » (Luc 22,42). Mais la route vers Jérusalem, qui va conduire à la passion, est déjà éclairée par la lumière de la résurrection : « Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. » (Marc 8,31).
Prendre résolument la route du Carême avec Jésus, c’est envisager l’effort maintenu d’un changement intérieur, c’est ouvrir notre coeur, avec amour et confiance, à la volonté de Dieu sur nous. Une volonté qui n’aliène pas notre liberté et nous permet de vivre, jusque dans les nuits douloureuses de l’épreuve, une véritable renaissance, comme le laissait entendre Jésus à Nicodème : « Ne t’étonne pas si je t’ai dit « il vous faut naître d’en-haut »… « (Jean 3, 7)
Mgr André Dupleix
Comment vivre le carême ?
Quelques précieux éclaircissements de Soeur Régine du Charlat, auxiliatrice, qui nous invite à bien nous positionner spirituellement, pour vivre pleinement ce temps de ressourcement. Publié le 3 février 2015 La Croix Croire
Le carême est un temps de préparation à la célébration de Pâques. Son objectif est de nous rendre aptes à rejoindre le coeur de la foi, la mort et la résurrection du Christ. Comme Jésus au désert, nous sommes invités à vivre quarante jours et
quarante nuits de décantation, de confrontation, de mise à l’épreuve et de combat spirituel.
Chiffre symbolique
Quarante jours, quarante nuits : « Carême »vient de « quarante ». À lui seul ce mot évoque les quarante ans passés par le peuple hébreu au désert, entre l’Égypte opulente et la Terre promise (livre de l’Exode), mais aussi les quarante jours et les
quarante nuits de marche d’Élie jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb (1 Rois 19,8), et les quarante jours passés par Jésus
au désert, poussé par l’Esprit après son baptême, avant de se lancer sur les routes pour y faire entendre la parole de Dieu
(Matthieu 4).
Nous préparer à Pâques
Quarante est le nombre de l’attente, de la longue et éprouvante durée avant le passage et l’arrivée au terme de la marche.
Saint Augustin en faisait le nombre de la pérégrination vers le Royaume de Dieu. Quarante ans, quarante jours et quarante nuits inscrivent cette pérégrination dans le temps, le temps de la préparation et qui ne trouve son sens que dans ce que l’on prépare. C’est ainsi que, dès les débuts de l’Église, le Carême est essentiellement le temps de la préparation de la célébration de Pâques et, pour la même raison, le temps de la préparation des catéchumènes au baptême.
Chaque jour du Carême, l’évêque réunissait les catéchumènes pour une catéchèse pré-baptismale. On en a même parfois
conservé le texte, comme les très célèbres catéchèses de Cyrille de Jérusalem. On en trouve surtout la trace dans les grands textes de l’Évangile qui structurent la liturgie du carême : les tentations du Christ au désert, l’aveugle-né, le dialogue de Jésus avec la Samaritaine, la résurrection de Lazare. Aujourd’hui, du fait de la répartition des lectures sur trois années liturgiques, nous n’avons plus ces textes chaque année, mais ils sont toujours la marque du parcours d’initiation chrétienne proposé à ceux qui seront baptisés à Pâques, et donc à tout baptisé dans la mémoire de son baptême.
Prendre le temps
Depuis, le Carême s’est affirmé comme un temps durant lequel les chrétiens se mettent plus intensément en présence du
« mystère » de leur foi, pour se préparer à le célébrer pleinement à Pâques : la vie, la mort et la résurrection de Jésus Christ.
Parce qu’ils se souviennent des quarante jours de Jésus au désert et des « tentations » qu’il eut à subir, ils inscrivent dans ce
temps la prière, le jeûne et l’invitation à la conversion. Invitation qui ne s’entend que parce que nous savons que, dans la résurrection du Seigneur, nous sommes déjà passés de la mort à la vie (1 Jean). C’est donc uniquement dans la lumière de Pâques que nous pouvons comprendre cette « quarantaine » qui inscrit dans le temps notre marche en Dieu. Quarante jours et quarante nuits de décantation, de confrontation, peut-être de mise à l’épreuve et de combat pour nous rendre aptes à rejoindre, comme pour la première fois, le coeur incandescent de la foi, la mort et la résurrection du Christ.
Nous sommes invités à entrer dans le Carême avec tout le soin qu’on met à la préparation d’un événement décisif. Et d’abord à prendre le temps, car nous n’avons plus aujourd’hui les mêmes rythmes que naguère, et le temps n’est plus structuré de la même façon régulière pour tous. Même le dimanche a perdu quelque chose de sa ritualité et, hormis l’arrêt de la vie professionnelle, il se distingue mal des autres jours. Nous sommes tous pris dans cette réalité. Pourtant, quelle qu’en soit la forme, cherchons comment inscrire dans le temps ce que nous voulons vivre. Prendre le temps : de se
souvenir, de se préparer, de s’orienter.
Trouver son propre désert
Prendre du recul. Se décharger, se débarrasser de ce qui alourdit, de ce qui ligote. Accepter de faire une pause, de rejoindre quelque désert intérieur, un lieu qui éloignera un peu des bruits immédiats superficiels pour s’enfoncer plus loin, pour écouter plus loin. S’alléger par le jeûne, s’écarter au désert sont les conditions qui nous sont proposées pour nous mettre en marche vers une connaissance plus grande, une découverte plus neuve. À chacun de trouver son désert et son jeûne. Le plus souvent, on n’aura pas à chercher bien loin. Les rythmes de la vie, les encombrements émotifs, les préoccupations quotidiennes, et peut-être aussi la trop bonne chère, nous signalent très vite nos points de saturation.
Plus difficile est de savoir comment y faire une brèche. Rien ne s’arrête pendant le carême : ni la vie familiale, ni le travail,
ni les soucis, ni les relations heureuses ou difficiles. Les soirs sont harassés, les fins de semaine trop courtes. Trouver la brèche pourtant, qui doit être à la fois accessible et attirante parce qu’elle correspond à quelque chose de profond et de vrai. Que ce soit sur un point limité ; que cela n’exige pas une volonté surhumaine mais un effort simple et juste. À être attentif à soi-même, on doit pouvoir trouver le lieu personnel de son désert et de son jeûne.
Et consentir à cela, si modeste soit-il, c’est déjà être poussé par l’Esprit, comme ce fut le cas pour Jésus se retirant au désert. C’est le signe d’une disponibilité qui ouvre sur le travail de préparation dont chacun a besoin pour entrer dans
l’intelligence de Pâques. Le récit des quarante jours de Jésus au désert montre comment il a été confronté à lui-même, à toutes les sollicitations qui surgissent en l’homme lorsqu’il s’agit de décider de sa relation à Dieu. De même pour nous. Quand nous avons accepté de mettre en notre vie un peu de recul et de jeûne, dans l’espace libre ainsi ouvert, nous commençons à voir les choses autrement, à les éprouver autrement et peut-être même à en être éprouvés, parfois durement. Le désert n’est pas forcément le lieu du silence. Il est aussi le lieu où se laissent entendre les tumultes intérieurs rendus habituellement inaudibles par les bruits extérieurs ordinaires.
Consentir au combat spirituel
Chaque carême ne nous offre pas des combats d’égale ampleur, mais il y a un combat fondamental qui demeure toujours,
dont la structure se retrouve dans le récit symbolique des tentations de Jésus au désert. Que ce soit dans la violence d’une
crise ou dans la simple clairvoyance sur les enjeux du quotidien, nous sommes mis, par nos résistances, nos angoisses ou
nos refus, au coeur du drame qui se joue dans le Christ et dont nous percevons le véritable sens à la lumière de Pâques.
Si notre désert et notre jeûne nous permettent de lire en nous-mêmes, nous éprouverons peut-être le scandale de ne pas
être Dieu et de ne pouvoir tout mettre sous nos pieds ; ou nous nous découvrirons terriblement affamés d’un autre pain que celui de la parole de Dieu ; ou encore nous serons tentés par le désespoir devant notre péché et notre incapacité à
répondre totalement à l’appel de Dieu. Mais, dans ce combat, peut-être vivrons-nous aussi une rencontre amoureuse,
comme dans la lutte de Jacob avec l’Ange, dans un corps à corps avec Dieu jusqu’à ce qu’il se dévoile : « Je ne te lâcherai
pas que tu ne m’aies béni » (Genèse, 32,23-32).
Entendre ce que « résurrection » veut dire
Dans le temps de préparation, symbolisé par les quarante jours et les quarante nuits du désert, se mettent en place tous les éléments du drame qui se jouera définitivement à Pâques. Il est bon que le carême soit pour nous une occasion de mesurer, comme par défaut, l’urgence de Pâques. Que nous nous préparions à entendre un peu mieux ce que « résurrection » veut dire, en laissant se creuser en nous l’absolue nécessité du salut.
Pendant cette « quarantaine », nous pouvons doucement nous réorienter, nous tourner vers cet Orient où se lève le Ressuscité, en cultivant avant tout la confiance qui vient de la foi et la disponibilité du disciple qui se laisse instruire. Ce qui a besoin d’être mis en ordre, émondé, converti, apparaîtra simplement, selon le moment où on en est. Au fond il ne s’agit que d’écouter, éventuellement de se donner les moyens de l’écoute, plus radicalement de consentir à notre vie comme lieu même de l’écoute et de l’apprentissage progressif de la vie de foi.
Entendre vraiment suppose un long travail de préparation, où la terre de nos vies est labourée pour devenir capable de recevoir l’eau de la Parole de Dieu. Travail de tous les jours, travail de toute la vie. Nous croyons et nous savons que la Résurrection que nous allons célébrer plus particulièrement – car nous la célébrons sans cesse – est ce qui oriente le travail et lui donne sens. Mais nous avons besoin de le découvrir un peu plus, un peu mieux, chaque fois de façon neuve. Le carême peut nous y préparer activement en nous faisant rejoindre, au-dedans de toutes choses, le grand corps à corps
avec Dieu qui trouvera son issue au matin de Pâques.
S’exercer ensemble à être chrétien
« Sans doute il n’est pas de saison qui ne soit pleine des dons divins, et la grâce de Dieu nous ménage en tout temps l’accès à sa miséricorde ; c’est maintenant cependant que toutes les intelligences doivent être excitées avec plus d’ardeur à leur avancement spirituel et animées d’une plus large confiance, alors que le jour [de la Pâque] où nous avons été rachetés nous invite par son retour à toutes les oeuvres de piété ; ainsi célébrerons-nous, le corps et l’âme purifiés, le mystère qui l’emporte sur tous les autres, la Passion du Seigneur. De tels mystères exigeraient certes une dévotion sans défaillance et un respect sans relâche, en sorte que nous demeurions toujours sous le regard de Dieu, tels que nous devrions nous trouver en la fête même de Pâques. Mais une telle vertu n’est le fait que d’un petit nombre : les pratiques les plus austères se relâchent par suite de la faiblesse de la chair et le zèle se détend par suite des activités variées de cette vie ; il est dès lors inévitable que les coeurs religieux eux-mêmes se ternissent de la poussière du monde. Une institution divine éminemment bienfaisante a donc prévu, pour rendre leur pureté à nos intelligences, le remède d’exercices poursuivis quarante jours au cours desquels les fautes des autres temps pussent être rachetées par les bonnes oeuvres et réduites, comme à petit feu, par les jeûnes saints. »
LÉON LE GRAND (pape de 441 à 460), SERMONS 29,
Extrait de SOURCES CHRÉTIENNES n°49 bis, Paris, 1969, P.101-103.